Lettre - Printemps 2025

Économie et politique

Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

Georges-Rémy Fortin

Nous sommes entrés dans l’ère du capitalisme de la finitude. C’est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué, Essai sur le capitalisme de la finitude (XVI - XXI siècle), paru chez Flammarion au début 2025. Orain est économiste et historien. Il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en France.

Majorité silencieuse

Daniel Laguitton

2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l’abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

Questions spirituelles et religieuses

De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

Daniel Laguitton

Dans ce troisième essai portant sur la personnalité et l’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin, nous avons voulu montrer que l’ampleur de la nouvelle cosmologie dont le brillant jésuite a charpenté sa foi chrétienne ne doit pas occulter certains aspects dépassés et problématiques de son regard sur le monde. Teilhard a abordé l’évolution spirituelle de l’humanité en conquistador religieux entièrement voué à l’avènement d’une ultra-humanité capable de s’affranchir de la matière pour rejoindre un Christ cosmique érigé en moteur et en finalité de l’aventure humaine. Un post-teilhardisme s’impose devant l’évidence des ravages physiques et spirituels de l’ère industrielle. L’écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l’écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

François, pape de l’Occident lointain

Marc Chevrier

Un reportage de TV5Monde présentait également le pontife défunt comme « premier pape non occidental de l’ère moderne. »  Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu’il venait d’Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l’Occident ? Ce genre de jugements reflète aussi une certaine manière de considérer l’Occident, notion floue, fluctuante, à géométrie variable, qu’on élargit ou restreint selon les ingrédients ou les cultures que l’on aimerait voir se rapprocher ou s’éloigner les uns des autres.

Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

Georges-Rémy Fortin

Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu’une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l’humanité et pour la philosophie classique. Si Vance instrumentalise ainsi la pensée catholique, c’est que la grande culture a un prestige qui touche encore un grand nombre de gens. Si ce prestige ne peut être mise au service des vertus catholiques authentiques, il faut à tout le moins lutter contre ce qui est rien de moins qu’une trahison de ces vertus.

Entre le bien et le mal

L'athéisme, religion des puissants

Yan Barcelo

L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

Entre le bien et le mal

Nicolas Bourdon

Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J’ai quelque chose pour toi. » Il revint avec des dizaines d’hameçons et de leurres. On échangea un moment sur les meilleurs endroits où pêcher dans les environs. Mais alors que notre conversation allait prendre fin, ses yeux furent voilés par l’inquiétude et sa voix se fit hésitante; il semblait se rappeler soudainement d’une chose désagréable dont il voulait m’entretenir.

Livres

Le racisme imaginaire

Marc Chevrier

À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic (Liber, 2025) et de François Charbonneau, L’affaire Cannon (Boréal, 2025)

J'ai peur

Depuis mon insomnie de la nuit dernière, j’ai peur…peur de Donald Trump…et de tous ceux qui exécutent ses volontés parce que ce sont des ordres, ses ordres auxquels ils ont l’obligation d’obéir ; j’ai peur de ce que Hannah Arendt appelaie la banalité du mal : le chef l’a dit, il faut le faire.

Le premier Trump me faisait rire, le second me terrifie. Les États-Unis s’aoute à ma liste des régimes terroristes. C’est ce que signifie à mes yeux le mot arbitraire appliqué à tant de ses décrets. On sous-estime déjà l’effet de cette terreur. Ce que me rappelle une manifestation devant le consulat de l’URSS à Montréal vers 1985, à la défense de Sakharov et de sa femme. Plusieurs de ceux que j'ai solloicté en vain ont eu la franchise de m’avouer qu’ils craingnaient d’être fichés par KGB. Or l’URSS donnait déjà des signes de son effondrement et Montréal n’était que l’une des dizaines de villes dans le monde où une manifestation semblable avait lieu
Petites causes, grands effets : la terreur se répand comme l’effet papillon. Meilleure façon d’en réduire l’effet : la qualité, le nombre, la variété des protestations de mê que  la notoriété des partipants.J’ai repris espoir quand l’Université Harvard a fait preuve de résistance.


Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles

Je ne connais rien d’aussi joyeux, texte et musique confondus, que l’hymne marquant la cérémonie du cierge éternel pendant la Veillée pascale. Ce qui a retenu mon attention cette année, c’est le rôle des abeilles dans cette symbolique si inspirante. On les évoque dans le texte. C’est le fruit de leur travail qui nourrit la lumière. Donnant déjà le sucre et la lumière naturelle aux autres vivants, elles leur donnent désormais aussi la lumière surnaturelle. Leur cire est le bûcher de l’Agneau Mystique.

Difficile de mieux célébrer les liens unissant dans la nature les éléments (carbone, oxygène…) puis la vie végétale, animale et humaine. L’homme ici, comme l’ours, court le risque d’une piqûre pour mériter le fruit des abeilles. Il n’est pas le prédateur protégé. L’univers lui fait une juste place  sans faire graviter tout autour de lui. L’univers n’est pas anthropocentrique,

Cette interdépendance des composantes de l’univers, du naturel au surnaturel, est la grande caractéristique de ce que, dans son encyclique Laudato si, publiée il y a dix ans déjà, le pape François appelle la Maison commune.

À l’Agora, nous avons attaché la plus grande importance à cette encyclique. Nous avons tenu un colloque sur le sujet, animé principalement par notre amie la regrettée Andrée Mathieu, laquelle avait obtenu du physicien Fritjof Capra l’autorisation de traduire en français son article sur l’approche systémique dans Laudato si.


Exsultet

Exultez dans le ciel, multitude des anges !
Exultez, célébrez les mystères divins !
Résonne, trompette du salut,
pour la victoire d’un si grand Roi !

Que la terre, elle aussi, soit heureuse,
irradiée de tant de feux :
illuminée de la splendeur du Roi éternel,
qui recouvrait le monde entier !

***

Dans la grâce de cette nuit,
accueille, Père saint, en sacrifice du soir
(la flamme montant de) cette colonne de cire (œuvre des abeilles)
que la sainte Église t’offre par nos mains.


Tarifs: économistes, éclairez-moi!

Chaque fois que je clique sur Google ou Facebook, je donne à ces géants des parts de mon attention qu'ils vendront à des agences de publicité souvent de ma région. J'enrichis ainsi des Américains déjà démesurément riches. Dans le calcul de la balance commerciale entre le Canada et les États-Unis, est-ce qu'on tient compte de ces dépenses invisibles mais bien réelles?


Journée des femmes : Hypatie

Hypatie d'Alexandrie (vers 360-415) est la seule femme philosophe, mathématicienne et astronome de l'Antiquité. Le roman historique de Jean Marcel Hypatie ou la fin des dieux est, à mon avis, le meilleur livre québécois, mais si je le tire des oubliettes en cette Journée de la femme, 8 mars 2025, c'est d'abord parce qu'il nous plonge dans une époque charnière, fin de la Grèce, triomphe du christianisme, qui rappelle celle que nous traversons aujourd'hui, marquée par ce qui semble être la fin du christianisme et l'entrée dans je ne sais quelle civilisation dominée par les technologies numériques. (Voir ci-après l'entretien de Michel Onfray et du père Michel.)

«Comment te convaincre que ce qui meurt autour de moi m'afflige plus encore que ma propre perte ? Nos dieux sont en péril de mort, Synésios, mais à qui en appeler quand il n'y a plus personne ? Nos dieux sont en détresse, et je suis seule avec eux?»


Musk : danger d'être plus riche que le roi

Bien des précédents rendent ce danger manifeste, mais quand j'ai vu l'ascension d'Elon Musk dans l'espace américain, c'est d'abord à Nicolas Fouquet que j'ai pensé. Ce richissime français avait fait construire le Château de Vaux-le-Vicomte, le plus somptueux de France. Il avait invité le jeune Louis XIV à l'inauguration. Commentaire de Voltaire : « Le 17 août 1661, à 6 heures du soir, Fouquet était le roi de France ; à 2 heures du matin, il n'était plus rien. »


Iran : là où se rejoignent les cultures persane et occidentale

« Si l’Iran ne dispose (ou ne disposait) que « presque » de la bombe, elle possède, sans contestation possible, un des plus beaux et surtout un des plus riches musées d’art contemporain du monde. Tout comme le centre Pompidou, le Téhéran Museum of Contempory Art a été inauguré en 1977. Avec, pour le TMoCA, un look nettement  moins " avant-gardiste " que l’usine à gaz parisienne.  Karam Diba, architecte du projet et cousin de la reine Farah Pavlani  Chahbanou, s’est plutôt ingénié à contemporiser des éléments architecturaux traditionnels. Des espaces intérieurs d’exposition savamment pensés, un atrium spacieux avec un bassin rectangulaire inspiré des howz de l’architecture persane, des jardins organisés pour accueillir des sculptures contemporaines, le projet était sans conteste de faire jouer l’Iran dans la cour des grands. Avec un écrin à la hauteur de l’ambition.»

Le rêve de la Chahbanou est de courte durée. Deux ans après son ouverture, les islamistes prennent le pouvoir. Mais, "Téhéran n’est pas Bâmiyân, ayatollah n’est pas taliban", le musée et sa collection survivent. En 2022, le « TMoCa organise l'exposition " Minimalisme et art conceptuel " où sont présentés cent trente-deux œuvres (d’avant 1979 ) de trente-quatre artistes " contemporains " : Marcel Duchamp, Sol LeWitt, Donald Judd, Christo et Jeanne-Claude, Michelangelo Pistoletto, Robert Smithson, Dan Flavin.. »

Un texte de Yvonne Guégan à lire dans Causeur. On lira également cet article sur le TMoCa dans la revue d'architecture ArchEyes, ainsi que ce texte dans Dazed MENA (Middle-East and North Africa) sur la génèse de la collection.

 


États-Unis : 250 millions d'acres de forêts, de montagnes et sites autochtones en liquidation

Pendant que toute l'attention est tournée vers la situation au Moyen-Orient, le comité américain sur l'énergie et les ressources naturelles vient discrètement de rendre public un « projet de loi qui prévoit que le ministère de l'intérieur et le ministère de l'agriculture pourront vendre au moins deux millions d'acres de terres des service forestier et de gestion du territoire dans les 30 jours suivant son adoption. Par la suite, tous les 60 jours, de nouvelles terres doivent être identifiées et vendues jusqu'à ce que des objectifs arbitraires soient atteints. Cela se fera sans appel d'offres, sans transparence et sans consultation du public. Il ne s'agit pas de législation. Il s'agit d'une liquidation. 

Les partisans du projet de loi colportent déjà le mythe selon lequel il s'agit de rendre plus de terres disponibles pour le développement résidentiel et résoudre la crise de l'habitation. « Mais le texte de la loi ne contient aucune garantie significative que les terrains seront utilisés pour la construction de logements. Des études confirment que la plupart de ces terrains ne sont même pas adaptés au développement résidentiel. De quoi s'agit-il en réalité ? Il s'agit simplement une question d'argent. »

Un texte de Janessa Goldbeck, directrice de Vet Voice Foundation. On peut voir une carte des terres mises en vente sur le site de la Wilderness Society.


Les idiots de SAAQClic

Dans un hommage à Victor-Lévy Beaulieu, récemment disparu, le journaliste Jean-François Nadeau reprenait ce jugement incisif de l’écrivain de Trois-Pistoles : « Le problème au Québec, c’est qu’on a confondu instruction et culture. On a créé en série des gens instruits mais incultes. »

Pour Mathieu Bélisle, essayiste et membre de la rédaction de la revue L’Inconvénient, ce diagnostic demeure tristement pertinent, notamment à la lumière du scandale SAAQclic. Un scandale dont l’ampleur a dépassé nos frontières, comme en témoigne cet article de Bloomberg. « Tous ces gens instruits se sont comportés en idiots. L’idiot, au sens étymologique (du grec ancien « idiốtês », un peu de culture…), est ainsi désigné parce qu’on le juge incapable de participer à la vie de la cité : il ne parvient pas à sortir de lui-même, n’entre en relation avec personne, vit seul sur son île. 

Or, c’est exactement ce que le scandale SAAQclic a révélé : tous ces gens n’ont pas eu le moindre égard pour l’argent des contribuables ni pour le mandat confié par le gouvernement, comme si rien de tout cela ne les engageait, qu’ils avaient oublié qu’ils étaient eux-mêmes des citoyens... »

Un texte de Mathieu Bélisle à lire dans La Presse. À lire également, ce commentaire de Marc Chevrier sur la perte du sens civique.


L'art de greffer 40 variétés de fruits sur un même arbre

Dans sa section Encyclo destinée aux jeunes, Québec Science rapporte qu’un artiste américain a réussi l’exploit de greffer 40 variétés de fruits sur un seul et même arbre. « Une greffe ne peut pas se faire entre n’importe quelles espèces d’arbres : elles doivent être compatibles, c’est-à-dire appartenir à la même famille. L’arbre aux 40 fruits produit ainsi des pêches, des abricots, des amandes, plusieurs variétés de prunes et des cerises — tous issus du genre Prunus. »

Sam Van Aken, artiste contemporain, combine des techniques artistiques traditionnelles et innovantes pour explorer des thèmes comme l’agriculture, la botanique, la climatologie et la communication. Ses interventions dans les milieux naturels et publics ont même donné lieu à des recherches scientifiques. L’un de ses objectifs est de réintroduire des variétés anciennes de fruits, aujourd’hui absentes des circuits commerciaux, et de les rendre accessibles dans des espaces publics, comme c’est le cas avec le projet Open Orchard près de New York.

Dans une vidéo de cinq minutes disponible sur la chaîne YouTube de TEDx, Van Aken explique comment il a conçu et développé cet arbre aux 40 fruits.

Enfin, dans L’art de la greffe sur un milieu vivant, Jacques Dufresne souligne que les principes de la greffe s’appliquent aussi à l’humain : ils nous éclairent sur la manière de nous réenraciner dans un nouvel environnement.


Marc Chevrier : le sens du service public est perdu

Notre collaborateur, Marc Chevrier, professeur de science politique à l'UQÀM, a donné une entrevue au Journal de Montréal sur la question de la rémunération de nos dirigeants dans le secteur public.

«Les salaires toujours plus énormes des hauts dirigeants des sociétés d’État sont un signe que nous avons perdu le sens du service public, déplore un politologue. "Au Québec, on aime se péter les bretelles en disant qu’on est une petite Suède d’Amérique du Nord, une social-démocratie. Bien je m’excuse, mais une social-démocratie ne fabrique pas des millionnaires avec de l’argent public", tonne Marc Chevrier»

Le Journal a rajouté une enquête sur les millionnaires de la Caisse de dépôt, qui ne connaît pas la « finitude » pour ses dirigeants.